Insaisissable dignite. En hommage au Professeur Sergio Cotta di Xavier Dijon
- Introduction: est-il possible de saisir la dignité humaine?
Comment cerner cette dignité qui échappe à nos prises tant elle est proche de notre propre humanité? Comment comprendre, par exemple, l’expression mourir dans la dignité, employée par l’ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité) aux fins de désigner l’euthanasie, c’est-à-dire le geste de mort accompli par un médecin à la demande de son patient? Comment comprendre ce témoignage donné dans l’arrêt Carter rendu par la Cour suprême du Canada le 6 février 2015 à propos d’une dame, Gloria Taylor, atteinte de sclérose latérale amyotrophique (SLA), et qui réclamait l’assistance au suicide? «En 2010, l’état de santé de Mme Taylor s’était détérioré à un point tel qu’elle devait se déplacer en fauteuil roulant, sauf pour parcourir de courtes distances, et la détérioration de ses muscles lui causait de la douleur. Elle avait besoin d’un soutien à domicile pour accomplir ses tâches quotidiennes, ce qu’elle a décrit comme un affront à sa vie privée, à sa dignité et à son estime de soi».
La dignité connote donc ici le rapport le plus intime qui soit de chaque sujet à lui-même; elle apparaît comme la valeur suprême puisqu’il vaut mieux mourir, semble-t-il, que de la voir atteinte. En l’occurrence, la personne gravement malade éprouve le sentiment que sa vie n’est plus digne d’un être humain ou n’est plus, en tout cas, digne d’elle.
Chacun de nous se fait de la sorte une idée de ce qu’est une vie digne de l’homme, mais comment cerner objectivement cette notion? Est-ce d’ailleurs possible?
Selon la Cour fédérale suisse: «Human dignity refers to the very essence of the human being and human beings, which, in the end, cannot be comprehended. It is, in additional consideration of collective views, directed towards the recognition of every single person in its own value, its individual uniqueness and potential difference» .
La difficulté ici posée tient donc au point de savoir si, pour être saisissable par les individus, la dignité doit rester enclose dans la subjectivité de chacun d’eux, ou si, au contraire, elle est susceptible d’une approche plus objective qui, paradoxalement, la garderait insaisissable. Nous voulons examiner cette tension d’abord en droit, autour de la notion d’axiome; ensuite en philosophie, autour de l’énigme; enfin en théologie, à propos de l’image.
- I. En droit
L’examen des textes montre le caractère relativement récent du passage de la dignité humaine depuis le domaine philosophique vers le domaine juridique. D’où la perplexité des juristes quant au statut à reconnaître à cette notion.
- A. Les textes
La dignité proprement humaine n’apparaît pas dans le champ juridique de la Révolution française (1789) car la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ne traite, sous ce nom, que des fonctions occupées par tel ou tel sujet dans la société . Puisque tous les citoyens sont égaux devant la loi, les titulaires d’une dignité (les dignitaires) ou d’un emploi (les fonctionnaires) ne peuvent être choisis qu’en fonction de leurs capacités personnelles, et non pas d’une appartenance à une classe déterminée. La dignité, au plan social et politique, s’attache donc, certes sur un fond d’égalité démocratique, à la personne qui émerge du rang. Comme l’écrit Christelle Guastadini, «Les ‘dignités’, aux côtés des ‘places et emplois publics’, font référence aux dignitas, au sens classique du terme: la dignité est liée à l’exercice d’une charge ou d’un office. C’est une vertu politique associée aux fonctions élevées que l’homme occupe dans la Cité. Par conséquent, la dignité désigne aussi le mérite attaché à ces fonctions, ainsi que la considération et l’estime pour celui qui en est digne. Ce sens classique, voire aristocratique, s’oppose aux valeurs démocratiques et républicaines. Les dignités sont le reflet d’une société inégalitaire à laquelle la Déclaration de 1789, par la reconnaissance de droits subjectifs naturels et l’affirmation de l’égalité entre tous les citoyens, entend mettre fin» .
C’est en 1948 qu’apparaît, en droit, la notion de dignité, en réaction à son contraire, la barbarie, inhumaine. Cette fois, il ne s’agit plus de la dignité socio-politique qui fait sortir une personne du lot commun (sur fond d’égalité) mais de la dignité tout simplement humaine: ici, l’égalité porte sur la dignité elle-même . Cette dignité se laisse approcher dans la Déclaration universelle des droits de l’homme à partir de l’humanité dans son ensemble puisqu’elle est inhérente à tous les membres de la famille humaine et que tous les êtres humains s’en reconnaissent également titulaires .
La mise en évidence de cette dignité, inhérente à tout homme, entraîne la reconnaissance de droits. Ces droits de l’homme vont libérer les êtres humains de la terreur et de la misère . Il semble donc aller de soi que la qualité humaine comme telle devait être respectée, à la fois par une abstention qui se garde d’avilir la dignité d’autrui (cf. la terreur), et par une action qui lui garantit les droits élémentaires pour qu’il mène une vie digne (cf. la misère). Mais on remarquera que cette dignité n’est pas définie autrement que par référence à l’humanité commune.
- 1. La libération de la terreur
Plusieurs textes internationaux ou constitutionnels réaffirment la valeur fondamentale de la dignité humaine qui demande le respect. Deux illustrations parmi d’autres: la Constitution (Grundgesetz) allemande (1949), instruite par l’expérience terrible de la Shoah, soumet tous les pouvoirs de la Nation à la valeur suprême de la dignité .
Mais les menaces peuvent venir aujourd’hui de la biomédecine, comme le montre la Convention d’Oviedo pour la protection des Droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine .
Or dans l’un et l’autre texte, la dignité n’est pas définie.
- 2. La libération de la misère
Alors que les droits de l’homme de la première génération (droits civils et politiques) ont pour but de libérer l’homme de la terreur, ceux de la deuxième génération (droits économiques, sociaux et culturels) visent à libérer l’homme de la misère.
En témoignent tant la Déclaration universelle de 1948 que la Constitution belge et la loi sur les Centres publics d’action sociale . Mais, comme pour la première génération des droits de l’homme, on n’y trouve pas non plus de définition du terme.
Comment donc le juriste peut-il utiliser ces textes qui ne lui donnent qu’une référence si vague? La question se pose, en effet, de savoir comment monnayer ce concept fondamental dans les dispositions juridiques courantes, par exemple dans les lois qui doivent respecter des dispositions internationales ou constitutionnelles protectrices de la dignité humaine ou dans les décisions de justice appelées à sanctionner des manquements au respect de cette même dignité. Mais, après cette première question, de technique juridique, une seconde retient l’attention, d’allure plus philosophique: comment articuler cette dignité humaine avec la liberté du titulaire de cette dignité?
- B. Un axiome
Le juriste confronté à la dignité se trouve mal à l’aise car il voit bien que cette notion touche la caractéristique proprement humaine de la personne, mais il ne voit guère comment la mettre en œuvre car ses contours lui échappent. Un juge pourrait-il prononcer des décisions en matière civile ou pénale en prenant comme référence un concept aussi général que cette dignité humaine? Or la précision d’une telle notion est d’autant plus importante que la dignité apparaît comme un pôle qui pourrait, non pas nécessairement supprimer celui de la liberté, mais en tout cas l’équilibrer.
La dignité est souvent invoquée, en effet, soit pour empêcher un sujet d’agir comme il l’entend, tant à l’égard d’autrui, qu’à l’égard de lui-même, puisque les comportements qui portent atteinte à la dignité humaine sont interdits, soit pour obliger la société à prendre les mesures qui permettent à un sujet de trouver du travail, un logement, des soins de santé, une formation, etc. Les libéralistes, qui ne jurent que par l’épanouissement de leur liberté individuelle, se sentent donc menacés par une référence si floue et donc si extensible. C’est que, à peine de brimer les libertés, les notions juridiques doivent être précises.
D’où la proposition que fait Muriel Fabre-Magnan de ne pas faire un trop large usage de la dignité dans les références juridiques courantes, mais de lui garder un statut d’axiome, c’est-à-dire de proposition évidente de soi, qui échappe à toute démonstration . Pour préserver les libertés, en effet, il vaut mieux que le législateur définisse lui-même, pour les interdire, les comportements concrets qui, à son estime, portent atteinte à la dignité humaine (les injures, les propos racistes, les traitements dégradants…), plutôt que de suspendre au-dessus de chaque citoyen une épée de Damoclès qui aurait pour nom: dignité. De la sorte, la dignité n’apparaîtrait plus explicitement dans les mises en balance qu’opère quotidiennement le juge lorsqu’il est amené à peser les divers droits et intérêts en présence; elle resterait hors-jeu pour garder, précisément un statut de référence inconditionnelle.
Bernard Edelman tient une position semblable lorsqu’il propose de ne pas mettre la dignité de la personne humaine sur le même plan que celui des droits de l’homme . L’hypothèse concrète est la suivante: si un homme de petite taille accepte d’être sanglé de courroies de cuir pour servir de projectile à jeter le plus loin possible au jeu du ‘lancer de nains’, de quel droit un maire pourrait-il prendre un arrêté qui interdirait pareille pratique? Si l’intéressé lui-même y voit une manière intéressante de gagner sa vie, ne peut-il pas, après tout, disposer comme il l’entend de son propre honneur? Réponse de B. Edelman: alors que les droits de l’homme tournent autour de l’individu qui doit pouvoir effectivement déployer sa liberté, la dignité humaine fait référence à l’humanité comme telle, que chaque sujet de droit est tenu de respecter comme un préalable aux droits de l’homme reconnus par les constitutions démocratiques et par les conventions internationales.
Un argument de texte montre d’ailleurs la pertinence du propos: tant dans la Déclaration universelle de 1948 que dans la Convention d’Oviedo, dans la Constitution allemande ou dans le Constitution belge, ou encore dans la loi sur les CPAS, l’affirmation des droits n’est pas mise exactement sur le même pied que la reconnaissance de la dignité: celle-ci est plus fondamentale que ceux-là . Les droits humains qu’un sujet peut faire valoir pour exiger une abstention de la part de la société (droits civils et politiques) ou une action en sa faveur (droits sociaux) forment une sorte de protection autour d’un noyau qui n’est pas du même ordre qu’eux et qui s’appelle dignité humaine.
Pour des auteurs tels que M. Fabre-Magnan ou B. Edelman, donc, la dignité est à la source (cachée) des droits de l’homme mais ne s’identifie pas à eux: elle est, selon l’expression d’Hannah Arendt «le droit d’avoir des droits». Elle indique à l’homme que son action, pour être ‘digne’ de l’homme, doit honorer cette humanité qu’il porte en lui. Mais si cette dignité humaine n’est pas seulement une affaire de droits de l’individu ; si elle précède ses « droits humains », pourrait-elle aller jusqu’à limiter la liberté du sujet non seulement à l’égard d’autrui, titulaire de droits lui aussi et dont la dignité doit être protégée, mais encore à l’égard du sujet lui-même, humain tout comme lui? Ou, à l’inverse, dans la mesure où la dignité humaine est juridiquement indéfinissable, ne convient-il pas de laisser à chaque sujet le soin de la définir en toute liberté?
- C. Le débat sur l’articulation de la dignité à la liberté
Le débat amorcé ici porte donc sur le point de savoir si la dignité ne se définirait pas, précisément, par la liberté elle-même. On voudrait le voir d’abord dans le rapport au corps propre, ensuite dans le rapport au corps social.
- 1. Dans le rapport au corps propre
Dans le champ du droit familial, élargi aujourd’hui à ce qu’on appelle la bioéthique, l’ordre public et les bonnes mœurs régissaient autrefois les matières du corps et de la vie en se fondant sur une certaine conception naturelle de la dignité: l’être humain ne fait pas n’importe quoi de son propre corps. On parlait de l’indisponibilité du corps, comme aussi de l’indisponibilité de l’état-civil.
Mais depuis les années ’70, cet ordre naturel ne va plus de soi. Il apparaît comme un arrière-monde qui brime la liberté humaine.
Exemple. Faut-il que la Belgique signe et ratifie la Convention d’Oviedo, évoquée plus haut, «pour la protection des Droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine»? Paul Schotsmans expose, sur ce sujet, les positions contraires du Comité consultatif [belge] de bioéthique .
Pour Gilbert Hottois: «La valeur fondamentale de la Convention [=d’Oviedo] est la dignité humaine. Si l’on postule qu’il incombe à chaque individu de décider de sa propre dignité, le lien entre la philosophie des droits humains et la Convention sera assuré. Mais si l’on considère qu’individus et communautés doivent être protégés des attaques ou offenses à la dignité humaine, même contre leur gré ([contre]leur conception de la dignité et de l’humanité), alors n’importe quel dogmatisme ou n’importe quelle répression deviennent possibles au nom des ‘vraies valeurs’. Le danger est qu’une partie de la société (ou de l’humanité, par exemple une religion ou un courant idéologique) définisse et impose aux autres sa conception de la dignité de l’être humain» .
Par contre, au sein du Comité consultatif de Bioéthique, d’autres voix plaidaient en faveur de la signature de la Convention d’Oviedo: «La doctrine des Droits de l’Homme exprime dans le concept ‘dignité’ l’unique, irremplaçable caractère de l’être humain. A cause de l’unique et de l’irremplaçable de chaque homme, la dignité est ainsi fondation du principe d’inviolabilité (important pour l’intégrité physique) et du principe que l’être humain doit être considéré dans la société toujours comme but et jamais seulement comme objet de quelque instrumentalisation (et commercialisation)» .
L’avis rendu par le Comité consultatif de Bioéthique relatif à la problématique de la commercialisation de parties du corps humain reflète la même opposition. Comme souvent, il exprime les deux positions opposées . Dans le premier cas, la dignité s’identifie à la liberté; dans le second cas, elle lui lance un défi.
- La dignité identifiée à la liberté
Dans la première position, favorable à la mise en commerce des tissus et organes du corps humain en vue de parer à leur pénurie, il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure des exigences de la dignité humaine, pour une double raison: «Soulignons d’abord que la notion de “dignité humaine” est une notion très confuse du point de vue philosophique. Le contenu du concept de dignité humaine varie en fonction des valeurs éthiques que l’on défend. Ce concept n’aide certainement pas à clarifier le débat éthique. En réalité, le lien entre le concept de dignité humaine et l’interdiction de commercialisation du corps n’a pas de fondement rationnel. Il est sous-tendu par des considérations intuitives ou émotionnelles qui ne sont pas universalisables» .
Ensuite, s’il fallait tout de même invoquer la dignité dans ce chapitre de la commercialisation du corps, ce pourrait être pour renverser l’interdiction en promotion:
On pourrait défendre l’idée que le concept d’autonomie doit jouer un rôle essentiel dans la notion de “dignité humaine”. Certains philosophes ont considéré que la notion d’échange et de marché était au cœur même de la notion de dignité humaine. Pour Adam Smith, c’est la poursuite de l’intérêt personnel à travers l’échange et le commerce qui distingue l’homme de l’animal et lui confère sa dignité spécifiquement humaine : ‘Nobody ever saw a dog make a fair and deliberate exchange of one bone for another with another dog’ . Dans cette conception, la liberté et, en particulier, la liberté de pratiquer le commerce, y compris celui de parties de son propre corps, sont indissociables de la dignité de l’homme. La commercialisation assure un meilleur respect de la liberté des individus et de leurs droits sur leur corps. Dans la tradition héritée de Locke, l’individu est propriétaire de son propre corps et doit pouvoir en disposer librement. A l’opposé, le principe de non-commercialisation est paternaliste dans la mesure où l’imposition de son application conduit à une situation où la volonté générale (…) prime sur la liberté individuelle (en l’occurrence, la liberté de disposer de parties de son corps). Ce principe est paternaliste dans la mesure où il préfère à l’autonomie une bienfaisance que la collectivité impose .
Cette vision-là de la dignité identifiée à la liberté se retrouve en de nombreuses figures de la bioéthique contemporaine: après avoir déjà cité, au départ, l’hypothèse de l’euthanasie puis, à l’instant, la vente d’organes, nous pourrions ajouter comme autre illustration la gestation pour autrui dans laquelle la femme met son corps à la disposition de la procréation comme elle le ferait dans un contrat de travail. Elle suppose, notons-le, une mise à distance, par la personne, de son propre corps.
- La liberté défiée par la dignité
Mais cette vision libéraliste est combattue par les auteurs qui veulent maintenir un en-deçà, un socle, une humanité commune sur laquelle s’appuie la liberté de chacun: «La dignité humaine en tant que valeur absolue s’exprime de manière spécifique mais essentielle dans le respect inconditionnel du corps. C’est pourquoi, le droit et la morale publique estiment que transformer le corps en marchandise (même partiellement) est une atteinte à la dignité de la personne. Toute intervention sur l’intégrité du corps doit rester un événement exceptionnel qui ne peut en fait avoir de place que dans le cadre de la pratique médicale et qui trouve là sa raison d’être» .
Quelles sont les racines de cette conviction? L’Avis poursuit: «En fait, dans la législation actuelle et dans la morale publique, il existe une attitude profondément enracinée de respect vis-à-vis du corps humain, une attitude qui jadis était surtout étayée par la religion mais qui reste généralement présente dans notre culture sécularisée. Dans le bouddhisme, l’islam, la chrétienté et la culture juive, on admettait généralement que le corps n’est pas simplement un ensemble d’organes, disponibles pour des échanges commerciaux: le corps est en quelque sorte le ‘temple’ de l’âme, l’identité de la personne».
Mais la conviction n’est pas nécessairement religieuse pour autant: «Cependant, il serait faux de comprendre cette attitude vis-à-vis du caractère sacré du corps comme le produit d’une vision métaphysique (‘fausse’ selon les empiristes modernes) du statut de la personne. L’attitude vis-à-vis de l’être humain ‘possédant une âme’ est considérée par Wittgenstein, par exemple, comme une constante anthropologique qui est préalable à toute réflexion métaphysique» .
Rappelons, pour conclure ce point, le processus historique parcouru en ce champ-ci: d’abord, la liberté est encadrée par la dignité (sous le nom d’indisponibilité, de bonnes mœurs, etc.), puis, par glissement, la dignité est identifiée à la liberté avant que, en réaction, la dignité soit vue comme défiant la liberté. Dans le champ social, le processus historique est inverse.
- 2. Dans le rapport au corps social
Dans le corps social, en effet, la liberté s’est déployée avant que ne soit revendiquée la dignité et que, en réaction, il soit fait à nouveau appel à la liberté.
- La dignité rappelée à la liberté
Le libéralisme, comme son nom l’indique, identifiait l’homme à sa liberté, en laissant à chacun le soin de subvenir à ses besoins par ses propres revenus (issus de la fortune ou du travail), l’Etat se contentant alors d’assurer le respect des conventions librement formées.
Mais l’approche socialiste a combattu les méfaits de ce libéralisme, en cherchant une meilleure distribution des richesses produites, de sorte que chaque travailleur (sécurité sociale) et finalement toute personne (assistance sociale) connaisse des conditions de vie conformes à la dignité humaine. Il est donc légitime d’encadrer légalement le contrat (de travail, de bail, de soins…), et donc de limiter la liberté d’action de l’employeur, du propriétaire, du médecin…pour garantir à tous des conditions conformes à sa dignité. La doctrine sociale de l’Eglise est d’ailleurs allée dans le même sens .
Or ici, la réaction à cette approche se manifeste dans le sens de la liberté: la reconnaissance constitutionnelle des droits économiques, sociaux et culturels n’entraîne-t-elle pas la création d’une société d’assistés? La dignité ne doit-elle donc pas être mise en veilleuse, afin de mettre chaque sujet devant ses responsabilités?
- La liberté intégrée à la dignité
Une interprétation conciliante de cette tension est fournie par Isabelle Hachez dans le commentaire qu’elle fait de l’article 23 de la Constitution belge, prérappelé: «Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine.
A cette fin, la loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et déterminent les conditions de leur exercice».
Que sont ces obligations correspondantes? demande l’auteure . Ne viennent-elles pas en contradiction avec les droits reconnus?
En réalité, elles correspondent aux droits garantis en poursuivant la même fin que les droits: «A cette fin», dit le deuxième alinéa de l’article 23. L’obligation de travailler activement à sa propre subsistance (si on en a la possibilité) fait partie du respect de cette dignité évoquée dans le principe: «Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine». La dignité commande donc à la fois la mobilisation de la société en vue d’assurer à l’indigent une vie conforme à sa dignité, mais aussi la mobilisation de l’indigent lui-même, premier responsable de sa propre vie ‘conforme à la dignité humaine’.
Dans le champ social, liberté et dignité donc ne s’opposent pas: il fait partie de la dignité de l’homme de prendre en charge son propre destin, mais lorsque la personne n’est pas en mesure de subvenir par elle-même à ses besoins, sa dignité réclame de la société la garantie de ses droits sociaux.
Comme toute question juridique importante, le couple dignité/liberté, abordé en ce premier volet, ne peut se résoudre au seul niveau du droit; il appelle nécessairement un approfondissement philosophique.
I. En philosophie
La référence obligée de la réflexion sur la dignité humaine reste l’œuvre philosophique d’Emmanuel Kant, en particulier la Métaphysique des mœurs et la Critique de la raison pratique. Pour le philosophe de Königsberg, l’affirmation de l’humanité comme dignité en elle-même est première par rapport au postulat de la liberté. Elle nous invite à explorer davantage l’énigme que constitue cette humanité.
- D. L’éthique kantienne
- 1. L’humanité comme dignité respectée
Pour Kant, «L’humanité elle-même est une dignité, en effet l’homme ne peut jamais être utilisé simplement comme un moyen par aucun homme (ni par un autre, ni même par lui-même), mais toujours en même temps comme fin, et c’est en ceci précisément que consiste sa dignité (sa personnalité), grâce à laquelle il s’élève au-dessus des autres êtres du monde, qui ne sont point des hommes et peuvent leur servir d’instruments, c’est-à-dire au-dessus de toutes les choses» .
On aura reconnu ici la différence fondamentale entre les personnes singulières (dont la valeur s’exprime en termes de dignité) et les choses échangeables (dont la valeur s’estime en termes de prix) . Pour notre philosophe, il y a hétérogénéité des domaines. La dignité est sans prix; dès lors qu’il y a prix, la dignité se perd . La vente d’une dent est considérée par Kant comme un «suicide partiel» .
On aura reconnu aussi dans cette dignité la base de l’impératif catégorique que Kant met en évidence dans sa Critique de la raison pratique: la norme d’action de tout sujet est le respect de l’humanité, dans la personne d’autrui, mais aussi en soi-même. Une autre formulation de ce même impératif revient à se demander si la règle (la maxime) d’une action particulière peut devenir universelle. En d’autres termes, est-il bon que tout autre humain puisse agir comme j’ai l’intention de le faire? L’humanité entière est ici la référence de l’action morale .
A ce sujet, on pourra s’étonner des lectures contemporaines qui font d’Emmanuel Kant le champion de l’autonomie individuelle. On lit, par exemple, sous la plume de Gilbert Hottois, déjà cité: «L’articulation philosophique du concept de dignité et de liberté est nécessaire et très délicate. Kant l’a probablement exprimé de la manière la plus rigoureuse qui soit en montrant que la dignité humaine réside dans l’autonomie personnelle et la promotion de celle-ci en chaque être humain. Le respect de la dignité de la personne est le respect de l’autonomie de la personne» . En réalité, il y a malentendu: l’auteur de la Critique de la raison pratique insiste certes sur l’autonomie de la conscience car le sujet humain ne peut pas subir une norme extérieure comme serait, par exemple, celle de l’instinct à l’égard de l’animal. L’éthique, en effet, vient de l’intérieur: le sujet suit la norme qui provient de sa propre conscience. Mais il faut se garder soigneusement de confondre la forme, nécessairement autonome, de la conscience proprement éthique, avec l’impératif qui retentit en cette conscience et qui, reliant le sujet à toute l’humanité, déborde largement l’autonomie individuelle.
Gilbert Larochelle donne les précisions souhaitables sur cette «propension d’une certaine postérité intellectuelle à utiliser la métaphysique de Kant pour affirmer en théorie ce que l’on niera en pratique au gré de son jugement» . En réalité: «Deux valeurs entrent ici en conflit: l’irréductibilité du principe de la dignité humaine et la liberté de la personne au fondement de son autonomie. Or, la pensée de Kant, malgré les apparences, ne permet pas une telle désarticulation qui confine, d’ailleurs, à la contradiction logique» . Il ne conviendrait pas, par exemple, de juger de l’humanité d’une personne souffrante en fonction de la capacité que garderait cette personne de mener sa vie dans l’autonomie: «Ainsi, il est erroné de soutenir que l’on puisse s’autoriser de Kant pour discriminer une vie digne d’être vécue d’une autre qui ne le serait pas en référence au critère de la capacité de projet pour mesurer l’humanité de l’être souffrant» .
Pour Kant, la dignité ne relève donc pas d’une appréciation, par le sujet, de la propre image (avantageuse ou misérable) qu’il se fait de lui-même, ni d’une quelconque compétence (qu’il posséderait ou ne posséderait pas): elle est cette caractéristique qui définit le sujet humain lui-même, s’imposant d’emblée à son respect .
Insistons sur cette signification objective de la dignité humaine, car elle permet l’égalité de tous les humains entre eux. Si, en effet, la dignité d’un être se confondait avec le sentiment qu’il a d’elle, cette identification aboutirait à la redoutable conséquence que les êtres humains ne seraient plus ce qu’affirme l’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’homme, à savoir: égaux en dignité. Certains humains, développant le sentiment que leur dignité est atteinte par telle maladie ou telle contradiction, ne jouiraient pas, en effet, de la même dignité que les autres humains…
Puisque, chez Kant, la dignité de l’être moral s’impose à l’être moral lui-même, ce n’est que dans un second temps qu’intervient la liberté.
- 2. L’agir conforme à la dignité
Car, pour aborder à présent l’autre volet de notre couple dignité/liberté, il faut ajouter que l’originalité de Kant consiste, non pas à poser d’abord la liberté puis à mettre en évidence les normes qui encadrent cette liberté, car la liberté est une réalité métaphysique sur laquelle l’homme ne peut rien dire (puisque son esprit est trop limité). Kant emprunte le chemin inverse: le fait premier qui retentit dans la raison est l’impératif catégorique (respecte l’humanité de tout homme!). Ensuite, c’est précisément à partir de ce devoir moral que Kant postule dans l’être humain cette liberté d’action qui le fait échapper aux déterminismes des choses. Le devoir que j’éprouve de respecter la dignité de tout être humain me fait dire qu’il doit y avoir en moi une faculté d’obéir à cette exigence éthique: c’est la liberté, postulée.
Au total, nous sommes donc en présence d’un sujet ignorant son être profond, – puisque cette réalité métaphysique échappe à ses sens –, mais sommé tout de même d’agir de façon humaine en engageant sa liberté (postulée) dans le respect, non seulement de la dignité d’autrui, mais encore de la sienne propre.
Ainsi la dignité de l’homme consiste non seulement dans cette caractéristique humaine (cette qualité humaine) de tout être humain, mais encore dans le respect de cette qualité-là. Tout se tient: la dignité de l’humain consiste à respecter la dignité de l’humain. Personne ne peut surplomber sa propre humanité. Dès lors que le sujet prend conscience de sa propre dignité humaine, à la fois: il est tenu de la respecter, et ce respect fait partie de sa dignité elle-même . C’est en cette attitude morale, – que Kant appelle la sainteté de la volonté –, que tient la dignité absolue de l’homme. Pour Kant, «La seule chose qui convienne à tous les êtres finis raisonnables consiste à s’en rapprocher à l’infini» .
Mais comment comprendre cette humanité (cette dignité) qui s’impose à chacun des êtres humains (moi y compris) et dont le respect fait partie de la dignité elle-même?
- E. Une énigme
La réponse la plus pertinente consisterait peut-être à dire que nous sommes incapables de donner la définition de l’homme. Car définir, c’est tracer une frontière (finis), c’est encercler. Or on n’encercle pas l’humain. L’homme est le seul animal sur terre qui ne sait pas pourquoi il est là. Les sciences humaines telles que la psychologie, l’anthropologie, la sociologie peuvent donner des connaissances sur l’homme. Mais elles ne pourront pas justifier sa dignité, car la dignité de la personne humaine est irréductible à l’objet des connaissances. Elle est au-delà. Elle est de l’ordre de l’énigme.
Pour Jean-François Mattéi, «une énigme est une question qui porte sur sa propre origine, et donc sur la pensée elle-même dès que celle-ci essaie d’atteindre son essence et son fond, au risque de sombrer dans le désespoir». Et l’auteur de poursuivre à partir du fameux mythe grec: «Œdipe a cru imprudemment qu’il était parvenu à connaître l’homme en dénouant l’énigme du Sphinx; aveugle au parricide [de son père Laïos] et à l’inceste [avec sa mère Jocaste], il a découvert trop tard que la pensée débordait à tout moment la connaissance et que sa victoire sur le monstre avait fait de lui un nouveau monstre. Désormais indigne des hommes auxquels il avait apporté la peste, il quittera Thèbes les yeux éteints sous la conduite d’Antigone. (…) L’homme peut-il en effet affronter l’énigme de son être et connaître l’origine de sa dignité sans perdre cette dernière dans la levée de cette même énigme?» .
Du même coup, la dignité énigmatique de l’homme, échappant à la connaissance, fait l’objet d’un acte qu’il convient d’appeler de foi, non pas nécessairement au sens de foi religieuse, mais au sens de conviction partagée par l’ensemble des humains, comme l’indique la Charte de San Francisco, fondatrice de l’Organisation des Nations Unies .
Si l’homme est ainsi une énigme pour lui-même, il reste à chaque sujet le choix, soit de lever cette énigme en décidant par lui-même de ce qu’il veut être, selon la position prérappelée de G. Hottois: «il incombe à chaque individu de décider de sa propre dignité», soit d’exercer cette «foi dans la dignité et la valeur de la personne humaine». Nous optons pour la seconde branche de l’alternative car la prétention de lever l’énigme humaine par soi-même méconnaît l’impératif catégorique qui exige de chaque sujet humain le respect de sa propre dignité, c’est-à-dire de sa propre inscription en cette humanité, laquelle doit sans cesse être recherchée et non pas définie par un coup de force de la volonté. Notre propre humanité est toujours en avant de nous.
- F. Les ouvertures vers l’au-delà
Or si, comme le dit Blaise Pascal, «L’homme passe infiniment l’homme» ; si la dignité ne se laisse pas enfermer dans les décisions de la liberté, comment comprendre, comment vivre ce dépassement de soi-même par soi-même? Nous évoquons à ce sujet deux perspectives différentes: d’abord celle, plus dramatique, qu’esquissent les deux autres postulats de la raison pratique qui permettent à Kant de rendre compte de l’exigence assignée à l’homme d’honorer sa propre dignité, ensuite celle, à la fois plus concrète et peut-être plus paisible, que la tradition thomiste propose dans l’exposé de la loi naturelle.
- 1. Les postulats kantiens
Pour honorer le caractère tragique de la condition humaine, sommée de l’intérieur d’elle-même d’honorer sa propre dignité, Kant postule, outre la liberté, déjà évoquée plus haut, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu.
- L’immortalité de l’âme
Kant postule l’immortalité de l’âme car il perçoit combien est profond l’écart entre, d’une part, la sainteté d’une volonté qui ne se placerait jamais que sous le signe du devoir, d’autre part, la condition humaine traversée de mouvements sensibles, d’instincts naturels et d’intérêts égoïstes; écart tel qu’il semble impossible de réaliser ici-bas en plénitude l’exigence éthique contenue dans l’impératif catégorique. Quel mortel peut dire, en effet, qu’il a toujours considéré autrui comme une fin en soi, ou qu’il a toujours pris comme maxime de ses actions une loi qui pouvait être aussi universelle? Honorer la dignité humaine est une tâche indéfinie. Il faut donc supposer, au plan pratique, une immortalité de la personnalité dont, ici encore, la raison théorique ne peut rien dire puisque l’âme ne tombe pas sous les sens. Par souci de cohérence, donc, la distance jamais franchie entre le devoir humain (catégorique) et la condition humaine (fragile) oblige l’esprit à postuler un progrès infini, et donc l’immortalité de l’âme.
- L’existence de Dieu
Après la liberté de l’homme et l’immortalité de l’âme, le troisième postulat porte sur Dieu, car l’expérience montre que le respect du devoir pour lui-même (en quoi consiste la moralité) n’apporte pas nécessairement le bonheur. Déjà le Psalmiste s’en offusquait: alors que l’homme fidèle à la loi est souvent accablé de malheurs, les méchants rient de lui. Cette contradiction-là n’est pas cohérente. Certes, le sujet, pour agir moralement, ne doit céder à aucune tendance intéressée; il ne peut se laisser guider par aucun sentiment, puisque le seul sentiment admis par Kant dans la vie morale est le respect de la loi. Mais il reste vrai que ce sujet aspire à un accomplissement de lui-même, à une plénitude car, en son être personnel, il n’est pas qu’une liberté confrontée au devoir; il est aussi un être de chair et de sang aspirant au bonheur. D’où la nécessité de postuler un Etre qui résoudrait cette tension en récompensant, par le bonheur, la vie du juste. Tel est le Souverain bien, qui réconcilie le devoir et la félicité, car le Dieu ici postulé serait à la fois le dernier garant de la loi morale en même temps que l’auteur de la nature et des harmonies du monde où l’homme trouverait son bonheur.
Comment comprendre ces postulats? Ils montrent en creux le drame de la condition humaine chargée, en quelque sorte, d’un fardeau trop lourd pour elle. L’humanité est une dignité qui pèse comme une charge difficile à honorer. D’où la nécessité d’un au-delà de l’homme pour en rendre compte.
- 2. La loi naturelle
En regard de cette tension tragique du philosophe des Lumières à propos de la dignité humaine, nous aimerions rappeler l’enseignement de Thomas d’Aquin sur la loi naturelle. L’évocation de cette vieille tradition en plein milieu du thème de la dignité humaine peut surprendre dans la mesure où cette loi naturelle a été évacuée par la Modernité qui préfère évoquer les droits naturels (devenus droits de l’homme) comme autant de potentialités mises au service de la liberté individuelle, plutôt que cet ordre objectif qui fait peser sur ladite liberté le poids de la «nature».
En réalité, la tradition de la loi naturelle pourrait se rapprocher du thème de la dignité par une double voie: d’une part, elle lie le devoir être (le droit) de l’être humain à son être propre (sa nature); d’autre part, elle ouvre à l’être humain l’espace de son propre dépassement.
- La superposition d’être et de devoir-être
Selon la logique de la loi naturelle, à mesure que l’homme découvre lui-même qui il est dans la complexité de sa propre humanité, il comprend en même temps qu’il doit être cet être humain-là. Or c’est déjà cette superposition d’être et de devoir-être que nous avons perçue chez Kant à propos de la dignité, laquelle s’impose catégoriquement à la conscience de tout être humain à l’égard de tout autre être humain. Mais, selon l’exposé de la loi naturelle, l’obligation ici engagée n’exige pas seulement d’honorer l’humanité en soi; elle prend un tour plus concret en acceptant d’analyser le donné humain dans sa complexité et de fournir du même coup une commune mesure de ce qu’est la dignité humaine, objectivée dans le donné corporel et social.
Dans le détail donné par S. Thomas, il s’agit de: persévérer dans l’existence, comme tous les vivants; s’unir sexuellement, comme tous les êtres animés; vivre en société et chercher la vérité sur Dieu, comme créature douée de raison .
Or ces diverses notes rejoignent la dignité humaine, telle qu’examinée jusqu’ici, en ceci qu’elles invitent l’homme à ne pas trancher par lui-même l’énigme de l’homme, mais à l’assumer, pour la transmettre.
- Le dépassement de soi
Reprenons l’ordre de la loi naturelle thomiste: assumer la vie, dans ce qu’elle a d’énigmatique et d’insaisissable car la vie saisit et traverse l’homme bien plus qu’il ne la maîtrise; assumer la condition sexuée à la fois comme rencontre d’une altérité au-delà de soi, et comme source de vie d’enfants qui mènent leurs parents au-delà d’eux-mêmes; vivre sa vie de sujet humain non pas dans un état de nature individualiste plus ou moins bien corrigé par le contrat social, mais comme d’emblée ouvert à autrui dans la cité; enfin, vivre la tension vers l’infini de l’au-delà en cherchant la vérité sur Dieu…Pesante, la loi naturelle? Oui, par certains côtés, au sens où elle saisit la liberté humaine sans lui laisser le choix de son véritable bien, c’est-à-dire le déploiement de sa propre nature, mais ce bien, que la liberté peut d’ailleurs refuser en choisissant le mal, n’est jamais qu’ouverture. Le contraire d’un pesant enfermement.
L’humanité ainsi définie en sa nature et, du même coup, dans sa loi (naturelle), est certes très humble: la vie, le corps, l’engendrement, la société, la recherche… Mais n’est-ce pas là que se cache la dignité humaine ? Accepter la vie telle qu’elle est donnée; accepter les corps dans leur différence sexuelle; accepter le lien à autrui; accepter la recherche de la vérité sur Dieu, voilà une condition qui s’écarte sans doute de la toute-puissance du moi qui voudrait définir par lui-même sa propre humanité. Mais dans la quête d’au-delà que manifestent ces modestes réalités, l’être humain n’est-il pas tout simplement humain, et digne de l’être ? Puisque l’homme, en sa nature, est toujours au-delà de lui-même, sa dignité ne consisterait-elle pas à garder vive cette tension en lui ? Or voici que, après le droit et la philosophie, la théologie pourrait confirmer cette approche de l’insaisissable dignité.
II. En théologie
Or le moins que l’on puisse dire est que la question de Dieu n’entre pas de plain-pied dans le champ public. Faut-il pour autant que, dans la Modernité laïque, le croyant rabatte sa foi sur le champ de la vie privée ? Un tel choix méconnaîtrait sans doute la justesse des rapports entre la foi et la raison. En tout cas, aux yeux du croyant, à cause de l’Image du Créateur imprimée dans l’être de sa créature raisonnable, la question de la dignité fait l’objet d’un combat spirituel.
- G. La question de Dieu
- 1. L’objection laïque
C’est un fait, le discours qui invoque la dignité humaine, en particulier dans les matières «bioéthiques», provient souvent des religions. Or, puisque ce discours s’appuie, dit-on, sur la foi au-delà de la raison, la laïcité récuse très souvent l’intrusion dans le champ public, de ce concept issu d’une croyance privée. La dignité, en effet, cet inoffensif cheval de Troie philosophique, cache dans ses flancs de redoutables ennemis théologiques qui constituent autant de menaces pour les libertés. Dans les mots de Jean-Pierre Baud : «la dignité humaine relève aujourd’hui de la plus dangereuse des bigoteries et de l’anathème liberticide le plus efficace» .
- 2. La théologie naturelle
Or, un tel discours laïc ne s’appuie-t-il pas sur une dichotomie qui séparerait, d’un côté, la raison, capable seulement d’affirmations communes sur le monde sensible, perceptible par tous les humains, de l’autre côté, la foi qui, en dehors de toute raison, se mettrait à croire des choses incroyables? Il conviendrait, en tout cas, de ne pas se laisser enfermer dans une telle division. Car il existe, entre l’agnosticisme laïc et la confession proprement religieuse, une affirmation rationnellement plausible de l’existence de Dieu, par réflexion sur l’existence humaine elle-même, en particulier sur la dignité dont tout homme est titulaire. Ainsi, selon la tradition catholique, elle-même appuyée sur l’Ecriture sainte, la reconnaissance d’une transcendance divine est accessible à la raison humaine .
Il existe, au cœur même de la raison humaine, l’exigence interne d’affirmer un au-delà de la raison humaine. D’où l’intérêt d’approfondir la réflexion des philosophes sur le mystère de Dieu. Thomas d’Aquin, le théologien, voit dans la Création la raison dernière de la loi naturelle, dont il reprend le concept au philosophe Aristote. Kant le rationaliste, agnostique à l’égard des réalités métaphysiques, évoquait le postulat de Dieu comme condition de possibilité de l’agir moral. Il n’est donc pas exact que la reconnaissance d’une transcendance supérieure à l’homme ne relèverait que du registre de la foi.
En outre, c’est non seulement une possibilité, mais encore un devoir de l’homme de chercher la vérité dernière de son être, jusques et y compris dans le domaine de la foi. Certes, la reconnaissance de la vérité religieuse doit nécessairement rester un acte libre, mais elle n’est pas facultative pour autant. En d’autres termes, l’adhésion à la foi est un acte qui relève de la liberté religieuse, car ainsi l’exige la dignité humaine ; mais aucun humain ne peut se dispenser de chercher cette vérité dernière car cette exigence fait partie, elle aussi, de cette même dignité .
- H. Une image
Cela dit, la foi chrétienne porte à son comble le caractère insaisissable de la dignité humaine puisque l’être humain y est perçu comme rien de moins que l’Image de Dieu lui-même. Selon la doctrine sociale de l’Eglise, en effet, «L’Église voit dans l’homme, dans chaque homme, l’image vivante de Dieu lui-même; image qui trouve et est appelée à retrouver toujours plus profondément sa pleine explication dans le mystère du Christ, Image parfaite de Dieu, Révélateur de Dieu à l’homme et de l’homme à lui-même» . Cette contemplation du mystère de l’homme suscite la mission de l’Eglise: «C’est à cet homme, qui a reçu de Dieu une dignité incomparable et inaliénable, que l’Église s’adresse et rend le service le plus élevé et le plus singulier, en le rappelant constamment à sa très haute vocation, afin qu’il en soit toujours plus conscient et digne» .
La compréhension théologique de la dignité de l’homme comme image de Dieu renforce ainsi le caractère insaisissable de la dignité, déjà perçu comme tel en droit et en philosophie. Si l’axiome ne peut être démontré et si l’énigme ne peut être levée, c’est à cause de l’image. Puisque l’être humain est créé à l’image et ressemblance de son Créateur, il ne peut espérer faire le tour de son humanité, pas plus que de son Créateur. C’est la transcendance insaisissable de Dieu par rapport à l’homme qui rend compte de la transcendance insaisissable de l’homme par rapport à lui-même. Toute la hauteur de Dieu s’est abaissée dans cette Image de lui-même qu’est la créature humaine, de telle sorte que cette créature ne peut comprendre sa propre humanité que comme une hauteur qui la défie
- I. Le combat spirituel
La dignité humaine est la valeur la plus fondamentale en même temps que la plus fragile qui soit. Nous l’avons dit: elle ne se laisse pas saisir par les sciences car elle ne s’atteste qu’en y croyant; en outre, le respect de cette dignité humaine fait partie de cette dignité elle-même.
Mais comment repousser la tentation actuelle du sujet qui voudrait rabattre cette dignité sur rien d’autre que sa propre liberté, censée définir la supériorité de l’homme sur l’animal? Comment lui faire percevoir que sa dignité ne se limite pas au choix de l’image qu’il s’en donne, mais qu’elle le saisit, au contraire, à une profondeur sur laquelle il n’a pas de prise?
Si la dignité humaine est insaisissable, c’est parce que c’est elle qui saisit l’être humain dans son corps, dans son histoire. Elle est indémontrable comme un axiome, indéchiffrable comme une énigme, parce qu’elle est insaisissable comme Dieu dont elle est l’image. Pour amener l’homme à cette profondeur, la réflexion philosophique est un devoir, mais suffira-t-elle? En réalité, le combat est spirituel, à la fois dans la réflexion et dans l’action.
- 1. Dans la réflexion: ouvrir la raison publique
Pour faire progresser la réflexion sur le concept si délicat de dignité humaine, peut-être faut-il abaisser quelque peu les murs qui séparent la philosophie de la théologie, sans rien perdre toutefois de leur spécificité méthodologique. En tout cas, des auteurs tels que Jean-Marc Ferry et Jürgen Habermas invitent les religions à ouvrir leurs archives de sens collectées au cours de leur histoire, pour y montrer la trace de ce qu’a pu penser notre propre humanité (croyante) au long de plusieurs siècles . Car la raison publique, appuyée seulement sur le double pilier de la liberté et de l’égalité, est trop courte pour rendre compte de la dignité humaine, comme on le voit dans des pratiques telles que l’euthanasie, le marché d’organes ou la gestation pour autrui, ou encore dans les négligences et les indifférences qui perpétuent la pauvreté et la misère en notre monde.
Pour garder sa propre transcendance sur le monde qui l’entoure, c’est-à-dire sa propre dignité, l’être humain a tout intérêt à écouter le discours de la religion qui le met en face de l’insaisissable transcendance divine, car celle-ci retentira nécessairement sur celle-là. Ecouter ce discours ou, au moins, ne pas le rejeter.
Tout se passe en effet comme si l’être humain ne pouvait plus se définir ni se maintenir en vie, dans l’actualité historique, d’une manière ‘neutre’ sur le seul horizon de son humanité. Car le dynamisme de la Création est si constitutif de son être (d’Image et ressemblance) que le rejet de cette Origine le conduit d’une façon ou d’une autre à l’indignité et à la mort. C’est que le mystère de la Création comporte sa face tragique: lorsque la dignité humaine n’est plus reçue de plus loin que d’elle-même, elle ne parvient même plus à se maintenir à son propre niveau, tombant alors dans le comportement indigne.
Il ne faut donc pas s’étonner si une institution telle que l’Eglise est, soit interpellée par les philosophes pour qu’elle veuille bien enrichir la raison publique soit, au contraire, dénigrée pour ses appels à la dignité. L’Eglise n’a-t-elle pas souvent joué, en effet, un rôle à la fois de prophète pour rappeler les exigences de la dignité humaine, et de cible pour recevoir les critiques de ceux et celles qui ne veulent pas entendre ce discours-là ? En réalité, l’Eglise, Corps social et historique, communauté de chair et de sang, est intimement liée à la dignité humaine. Puisque l’humanité de l’homme n’est pas d’abord affaire d’image que les humains se donneraient d’eux-mêmes dans l’abstraction de leur liberté et de leur égalité, mais affaire, tout ensemble, de vie et de sexe, de chair et de sang, de communauté et d’esprit, en lesquels ils sont tous appelés à reconnaître leur propre dignité, n’est-il pas convenable que l’Eglise, Corps du Christ traversé par l’Esprit, témoigne de cette vérité dernière de l’homme «dans le mystère du Christ, Image parfaite de Dieu, Révélateur de Dieu à l’homme et de l’homme à lui-même» ?
- 2. Dans l’action: soutenir la dignité
Dans la mesure où la dignité humaine suppose déjà le respect de cette même dignité humaine, le cercle de l’être et du devoir-être peut s’avérer vicieux ou vertueux. La personne qui n’est pas disposée à respecter cette dignité donnera à ce concept une définition très subjective, laquelle permettra à son tour un irrespect supplémentaire, comme on le voit par exemple dans le traitement des embryons humains, considérés désormais comme «matériau biologique humain». A l’inverse, la perception d’une humanité reconnue d’emblée commune à tous les humains engendrera une éthique qui, elle-même, affinera le regard de tous sur la dignité de chacun.
C’est le regard que nous portons les uns sur les autres qui permettra aussi bien au grand malade de continuer à croire en sa propre dignité, malgré les déchéances de son organisme, qu’au couple stérile de s’abstenir de toute pratique biomédicale qui réduirait la vie humaine commençante à l’état de chose, ou encore à nos sociétés d’abondance d’œuvrer plus résolument à l’éradication de la misère, tant en leur propre sein que dans les pays de la faim.
Alors qu’une tentation largement répandue aujourd’hui cherche à replier la dignité sur la liberté de chaque sujet, le combat spirituel actuel s’oriente dans la double direction indiquée plus haut: la dignité interdit à la liberté de porter atteinte à l’humanité des êtres, dans leur vie comme dans leurs corps; elle lui enjoint d’agir pour que tout être humain trouve les conditions de vie conformes à sa dignité. Or, puisque cette dignité nous saisit tous tant que nous sommes, dans la condition charnelle, et sociale qui est la nôtre, pouvons-nous faire autrement que de mener ce combat ensemble?
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